Devrais-je juste ne rien dire ?
Ou : Pourquoi refuser de critiquer n’est pas une si bonne idée que ça…
Série sur les dirigeants, POST 3
Après avoir partagé mon impression (confirmée depuis par plusieurs personnes) que les dirigeants sont parfois mis sur un piédestal, et une conséquence qu’est le syndrome du super-héros, je voudrais parler à présent du problème de la critique. Pourquoi a-t-on tendance à critiquer ses dirigeants, ou à ne pas le faire ? Dans quels cas est-ce pertinent ? Et surtout, comment bien le faire ? Comme vous allez le voir, pour moi dans l’église le problème est double : niveau quantité, il y a à la fois pas assez de critique et trop de critique, et niveau qualité, eh bien c’est pas terrible.
Soutenir avant de critiquer
Mais commençons par rappeler que la plupart des dirigeants locaux font ce qu’ils peuvent avec leur vision du monde, leur expérience et les ressources dont ils disposent, et qu’ils ont un poids à porter (qu’ils se débrouillent bien ou pas). On parle beaucoup de « soutenir nos dirigeants », et je pense qu’ils en ont besoin. Dans une église très orientée « action et vérité », soutenir est souvent compris par : être d’accord avec les directives et s’y conformer. Ce n’est pas toujours facile ni même approprié, et c’est l’objet du reste de ce post. Mais il est possible de faire preuve de bienveillance de manière créative. Nous pouvons être aimables, prendre des nouvelles sincèrement, écouter, penser à nos dirigeants avec bonté. Nous pouvons être patients avec eux et leur accorder le bénéfice du doute. Tous, nous avons besoin de bienveillance et gentillesse, et ce d’autant plus que notre fardeau est élevé.
Mais si on n'est pas d'accord ?
Ceci étant dit, que se passe-t-il si on n’est pas d’accord ? Si on remarque quelque chose (paroles, actions, directives…) qui nous heurte, heurte nos valeurs, ou nous semble heurter les autres ? Parce que soyons honnêtes, ça arrive tout le temps, surtout à l’échelle locale. Et c’est là qu’intervient ce qui m'apparaît comme une force sociologique très puissante : le tabou autours de la critique des autorités générales (= dirigeants haut placés). Il y a des centaines de citations de prophètes modernes et passés concernant la nécessité de l’obéissance et le danger de la critique (je vous mets en commentaire un site où quelques citations sont recensées, le titre de la page est « 20 citations formidables sur Suivre les prophètes et les dangers de la désobéissance » 1, si ce n’est pas du mode Simplicité dans toute sa splendeur ça !) On pourrait résumer la directive comme suit : « il faut approuver et obéir, même si on n’est pas d’accord ; ne pas le faire signifie être, au mieux, dans l’erreur, et au pire, une mauvaise personne, et le résultat est le même : nous sommes en danger (coupé de Dieu) maintenant et potentiellement pour l’éternité. » Cette idée s’applique principalement au niveau des dirigeants le plus haut placés (considérés comme parlant pour Dieu) mais, étant une injonction extrêmement forte, j’ai l’impression qu’elle ruisselle le long de la ligne hiérarchique, jusqu’à s’étendre à tous les dirigeants. Combinez ça avec la directive cousine de ne pas avoir un esprit de querelle, car les querelles viennent du diable (encore une fois, « critique » et « colère » sont associés à « mauvais » et « danger »), et vous obtenez une recette parfaite pour obtenir un double effet kiss-cool : trop et pas assez de critique. Pourquoi ? Parce que la critique devient interdite dans l’inconscient collectif, et est donc repoussée dans l’Ombre.
Un peu de psycho
L’Ombre, conceptualisé par le psychiatre Carl Jung, est la partie de notre être que nous refusons de voir et de vivre, car nous en avons peur, elle nous fait horreur. Par exemple, si je suis quelqu’un d’obsédé par l'honnêteté, il est fort probable que j’ai relégué le mensonge et la tromperie dans mon Ombre. Oh, je suis capable d’être malhonnête, je le suis même parfois, mais je refuse de le voir ou même de l’accepter (c’est interdit !). Tout ce qui est dans mon Ombre devient un biais, comme une poutre dans mon œil : il devient très dur de le voir en moi-même et très facile de le voir chez les autres (et le condamner, car ça m’insupporte !). Dur à voir chez moi pas parce que c’est absent, bien au contraire : ça bout à l’intérieur, ça déborde sans que je m’en rende compte. Ça crée des angles morts.
L’Ombre est par définition personnelle, mais dans un groupe de personnes, certains éléments peuvent être communs. Et dans une religion exigeante telle que le mormonisme, où le code moral et les normes comportementales sont élevés, croyez-moi, il y en a un paquet de choses dans l’Ombre collective.
Pour moi il est clair que la critique est dans l’Ombre de l’église. C’est ce que je disais au-dessus : il est interdit (car dangereux) de critiquer et d’avoir un esprit de querelle. Cela fait que cette attitude s’enfonce sous la conscience collective, et donc 1. ça l’entretient (on ne s’en débarrasse pas comme ça, « tout ce à quoi on résiste persiste » comme le disait Jung) et 2. ça l’aiguise (car on subit la critique plutôt qu’on l’utilise, elle coupe donc davantage).
L'allergie à la critique dans le mormonisme
Pour moi, c’est une des raisons pour lesquelles les personnes qui quittent l’église sont parfois en colères, vindicatives ou sarcastiques. En réaction à la culture de conformité, d’obéissance et d’homogénéité, la critique explose et devient virulente. C’est loin d’être la seule raison, mais à mon avis ça contribue. Nous créons nos « ennemis » (et par là même contribuons nous-même à amplifier la dichotomie avec laquelle nous voyons l’humanité).
Mais parlons de l’intérieur de l’église. On confond parfois le fait de soutenir ses dirigeants avec le fait d’être d’accord avec eux, et de faire taire notre compas moral interne s’il n’est pas aligné avec les directives officielles. Mais avoir une diversité d’opinion est quelque chose de normal qui apporte de la richesse. Ce n’est pas la même chose qu’un esprit de querelle. C’est quelque chose qui est facile à comprendre dans la critique de cinéma ou d’art, mais plus dur à comprendre dans une église qui historiquement a incorporé une allergie à l’opposition.
Paradoxalement mais logiquement, l’allergie à la critique fait que cette dernière est bien présente et en bonne santé. En cela, l’effet piédestal ajoute de l’eau au moulin. Les dirigeants sont censés être inspirés et de vrais saints non ? Lorsqu’on remarque ce qu’on considère comme des imperfections, c’est dérangeant et intolérable ! D’autant plus intolérable qu’on n’aime pas penser que ce qu’on observe qui nous est si désagréable chez autrui, on le porte en nous. Nos émotions s’enflent, la critique non constructive, les commérages, le ressentiment ou la confrontation agressive augmentent. On se met à juger du caractère entier ou même de la valeur d’une personne plutôt que de ses actions. Et tout ça, avec un sentiment d’auto-justification et sans vraiment remarquer ce qu’on est en train de faire. Tout ça parce que collectivement on ne sait pas gérer le fait d’être en désaccord.
C’est quelque chose qui s’auto-entretient, car le tabou autours de la critique des dirigeants fait qu’on veut absolument les voir sous leur meilleur jour, renforçant donc le phénomène de piédestal et le syndrome du super-héros. Et un gros souci dans tout ça c’est que la critique étant sous-jacente, cela empêche parfois de voir certains problèmes, et quand on les voit on craint de les mentionner, et donc on ne peut les résoudre. Vouloir favoriser la bonne entente est une chose. Vouloir garder la situation et les apparences trop lisses en est une autre. Dans certains cas, des situations de sévices ont pu être passées sous silence et donc favorisées à cause de cela.
Les aspects positifs
La critique a pourtant deux aspects positifs que nous n’utilisons globalement pas assez dans l’église. En voulant « positiver » et « obéir » à tout prix, nous jetons le bébé avec l’eau du bain. Qu’est-ce que la critique ? C’est l’expression d’un désaccord, qui illustre une différence de vision et de valeur. Qu’est-ce qui peut être positif là-dedans ? Eh bien déjà ça peut être une fenêtre sur nous-même ! Si j’ai envie de critiquer et donc que je suis frustré par quelque chose, c’est que quelque chose qui a de la valeur pour moi a été mis à mal : qu’est-ce que c’est et qu’est-ce que ça m'apprend sur moi ? Encore une fois, c’est l’analogie de la poutre et de la paille, même si là je trouve ça un peu trop fort. Il ne s’agit pas de dire que ma vision est mauvaise et que la vision de l’autre est bonne, mais plutôt de me dire : je vois les choses de mon point de vue, quel est-il, qu’est-ce qui est si important pour moi ici ? Et comment voit l’autre personne ? C’est le premier cadeau de la critique. Il est personnel et nous aide à grandir en nous connaissant mieux nous-même.
Le deuxième cadeau est relationnel, et il nous aide à bâtir des ponts plutôt que de les brûler. La critique bien utilisée (donc relationnelle, bienveillante, et qui s’abstient de juger l’entièreté de la personne) peut être un outil fabuleux pour pointer et résoudre des problèmes, réparer des torts et améliorer des situations (pensez au pouvoir d’un feedback honnête et direct). Pas la peine de sauter à la gorge de qui que ce soit. Si j’ai le souci sincère de maintenir une bonne relation et que j’accepte de voir le point de vue de l’autre, lui partager le mien va apporter à la discussion. Et être disposé à écouter (ne pas être trop sûr de soi) va aider l’autre à ne pas se braquer. Ce qui détruit les relations, c’est le fait de prendre l’autre de haut, ce qui revient à diminuer l’autre en tant que personne. « Une réponse douce calme la fureur, tandis qu’une parole dure augmente la colère » (Proverbes 15:1). Nous pouvons beaucoup aider nos dirigeants en les traitant comme nous aimerions être traités : en leur accordant le bénéfice du doute, en les respectant suffisamment pour leur faire part de nos opinions réfléchies et pesées, et en faisant preuve de bienveillance et de gentillesse, même (et surtout) lorsque nous estimons que quelque chose doit être changé.
Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas poser de limites claires lorsque c’est approprié. Cela ne veut pas dire non plus que c’est facile tout ça ! Les émotions du registre de la colère sont notoirement difficiles à gérer, car explosives (évidemment, on veut défendre quelque chose qui a de la valeur pour nous mais qui est en danger !). Mais à mon sens on peut être en colère et bienveillant en même temps. C’est difficile, mais ce n’est pas une excuse pour ne pas essayer. Surtout dans une église où on professe vouloir suivre l’exemple du Christ.
Articles en lien
- Articles dans la série sur les dirigeants :
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Citations "anti-critique" (je vois où tous ces gens veulent en venir mais ça me semble assez problématique quand même...) (désolé c'est en anglais...) : Citations sur suivre les prophètes ↩