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Décisions érotiques

Désir, désobéissance et l’art de devenir

traduit de l'anglais - article original

La vie commence par des décisions érotiques.

La vie ne commence pas à la naissance. Ni à la conception. Ni à un marqueur abstrait de conscience ou de légalité. Elle commence, pour de bon, au moment de la reconnaissance tremblante. Quand quelque chose s'agite sous la raison. Lorsque vous désirez quelque chose – ou quelqu'un – sans pouvoir expliquer pourquoi, et que vous choisissez d'aller vers cela. C'est la décision érotique. Le moment qui ouvre une brèche dans le scénario qui vous a été donné et qui vous offre, de manière terrifiante, une alternative. Pas nécessairement meilleure, certainement pas plus sûre..., mais vivante. Et c'est là que la vie commence.

Non pas parce que nous sommes conscients du désir au moment de la naissance, mais parce que l'existence elle-même commence dans le frémissement du désir, l'attraction archétypale entre les opposés, la tension qui éclate dans la création. Avant le langage, avant l'identité, il y a le désir : le nourrisson réclame non seulement la nourriture, mais aussi le toucher, la chaleur, la présence. Dans cet élan primitif, il y a déjà un choix, non pas rationnel, mais un alignement viscéral sur la vie, sur la connexion, sur le fait d'être avec plutôt que séparé. L'éros, dans son sens ancien et platonicien, est la force qui lie l'âme au monde, qui nous pousse vers la beauté, le mystère et le devenir. Il n'est pas réductible au sexe, même s'il peut l'inclure. Il s'agit d'une orientation métaphysique : la décision, encore et encore, de rechercher l'intensité plutôt que l'engourdissement, l'expansion plutôt que la contraction, l'intimité plutôt que le contrôle. Et c'est par cette décision (parfois un murmure, parfois un rugissement) que la vie commence et qu'elle s'approfondit.

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« Psyché ranimée par le baiser de Cupidon » (1787-1793) d'Antonio Canova – cette sculpture néoclassique en marbre capture le tendre moment où Cupidon réveille Psyché par un baiser1, symbolisant la renaissance de l'âme (Psyché) par l'amour. Elle incarne l'exploration de l’essai sur les décisions érotiques en tant que catalyseurs de la transformation.

Choisir une vie érotique, ce n'est pas simplement rechercher le plaisir ou la gratification ; ce serait confondre Éros et Hédoné 2. Il s'agit plutôt de dire « oui » au type de friction qui transforme. C'est la décision de se laisser défaire par ce qui vous attire. Pensez à l'artiste qui s'abandonne à une vision qu'il ne peut expliquer, ou au penseur qui risque l'exil intellectuel pour défendre une idée à laquelle personne d'autre ne croit encore. Ce ne sont pas des voies logiques. Elles ne sont pas choisies pour la stabilité ou la reconnaissance. Elles sont choisies parce que quelque chose d'inexplicable s’agite… une vibration, une reconnaissance, une faim qui refuse d'être ignorée. La décision érotique est celle qui défie la linéarité et invite à la métamorphose. S'agit-il d'une transaction ? Bien sûr que non, c'est une transfiguration. Et si elle peut apporter l'extase, elle invite aussi à la vulnérabilité, au risque et à la perte. C'est son prix sacré.

Éros, le dieu grec à l’origine du mot, est plus ancien que le sexe. Dans le Symposium de Platon, Éros n'est pas simplement décrit comme un dieu de l'amour physique, mais comme une force cosmique – une attraction vers la beauté, la transcendance, la création. Diotima, la prêtresse de l'amour, enseigne à Socrate que le désir érotique est l'échelle par laquelle l'âme s'élève, de l'amour d'un corps à l'amour de toute beauté, jusqu'à l'amour de la vérité elle-même. Ainsi, l'érotisme, dans sa conception originelle, ne se limite pas aux corps. Il est le feu qui propulse l'âme hors de la dormance. C'est la palpitation de l'aspiration à quelque chose de plus.

Et le désir [se sentir appelé], contrairement à l'envie ou la faim, est indiscipliné. Il ne peut être programmé, monétisé ou discipliné en termes de productivité. C'est ce qui rend les décisions érotiques si déstabilisantes : elles ne peuvent pas être gérées. Elles ne répondent pas à la logique. Pensez à Clarissa Dalloway achetant elle-même des fleurs, à Mrs Ramsay offrant un moment de paix silencieux autour d'une table, ou à Anna Karénine montant sur le quai de gare. Il ne s'agit pas de moments érotiques au sens hollywoodien du terme, mais de décisions prises en réponse à un tremblement sous la peau du jour, le sentiment silencieux que quelque chose en soi doit être honoré. Même si cela perturbe tout le reste.

L'érotisme est donc une question de gravité, et non de gratification, l'attraction vers quelque chose qui réoriente le moi. Et cette gravité ne se manifeste pas seulement dans les relations amoureuses ou sexuelles, mais dans tous les domaines où le désir ose perturber le devoir. Une femme quitte une carrière sûre pour se consacrer à la sculpture parce que son pouls s'accélère, et non parce que c'est logique. Un homme traverse le monde pour une langue qu'il parle à peine. Un lecteur devient écrivain parce qu'une seule phrase l'a touché au plus profond. Ce sont des décisions érotiques : elles ne sont pas motivées par la logique, mais par la logique magnétique de l'âme. Elles ressemblent souvent à de la folie pour le monde extérieur – irresponsables, inexplicables, dramatiques – mais ce sont les moments précis où la vie, la vraie vie, commence à palpiter. Ce sont les moments où la biographie n'est plus dictée par l'héritage, mais par l'invocation.

Vivre de manière érotique, c'est récupérer l'autorité du sentiment en tant qu'intelligence, et non en tant que caprice – l'intelligence du corps, de la psyché, de l'imagination. Comme l'a écrit le psychanalyste Adam Phillips, « nous ne sommes jamais aussi nus que lorsque nous sommes à la poursuite de nos désirs ». Prendre une décision érotique, c'est être prêt à perdre le moi que l'on était, pour le moi qui pourrait naître dans l'acte de choisir.

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« Venus Verticordia » (1864-1868) de Dante Gabriel Rossetti – cette peinture présente Vénus comme un symbole de l'amour sacré et profane. Entourée de roses et tenant une pomme, elle incarne la tension entre la pureté et le désir, reflétant le thème de l’essai qui consiste à embrasser les complexités du désir.

Et l'une des grandes tragédies de notre époque est la façon dont nous sommes entraînés à nous méfier de ce type de connaissance. Dès notre plus jeune âge, nous sommes encouragés à donner la priorité à la stratégie sur la spontanéité, à la prudence sur la passion. On nous dit de planifier nos vies, de gérer notre temps, d’utiliser notre personnalité comme une marque. Dans ce cadre, le désir est un handicap… trop sauvage, trop désordonné, trop inefficace. Mais à quoi sert une vie composée uniquement de décisions sûres, si aucune d'entre elles ne fait vibrer l'âme ? La tragédie de nombreuses vies est qu'elles n'ont jamais été ressenties, et non qu'elles ont été trop courtes. Elles n'ont jamais été choisies, seulement suivies.

Ce n'est pas un hasard si l'art, la littérature et la philosophie les plus significatifs naissent de décisions érotiques. Les écrits nocturnes de Kafka, le flux de conscience de Woolf, la clarté exilée de James Baldwin – rien de tout cela n'a émergé du confort ou de la conformité. Ils ont été forgés dans le creuset du désir. Chacun d'entre eux était une réponse à un appel auquel il était impossible de répondre. Même la théorie, lorsqu'elle est la plus vivante, est érotique : elle cherche à séduire l'esprit en lui donnant de nouvelles formes, à défaire les certitudes, à attirer le penseur au-delà des limites de ce qui a déjà été pensé. C'est pourquoi la véritable créativité implique toujours un risque, non seulement le risque d'échouer, mais aussi celui de devenir quelqu'un de méconnaissable pour la personne que l'on était. La décision érotique change les circonstances et réorganise les coordonnées. Elle crée de nouveaux désirs, de nouvelles questions, de nouveaux problèmes qui valent la peine d’être affrontés.

Cette même énergie libidinale anime notre engagement intellectuel : les livres que nous aimons, les idées qui nous hantent, les penseurs qui nous perturbent et nous enchantent. On ne choisit pas d'aimer Nietzsche ou Barthes par devoir. Leurs mots séduisent. Ils entrent comme un éclair. La lecture, elle aussi, peut être un acte érotique, bien sûr pas dans son contenu mais dans ses conséquences. On en ressort altéré.

Même l'esthétique (nos goûts en matière d'art, de vêtements, de musique, de meubles) est guidée par des décisions érotiques. Pourquoi portez-vous ce manteau, accrochez-vous ce tableau, jouez-vous cette chanson en boucle ? Parce qu'il y a là quelque chose qui vous émeut, qui vous dit : c'est moi ou le moi que je deviens. L'érotisme n'est pas une décoration, c'est une conception. Il construit l'architecture de la vie que nous désirons secrètement.

Et pourtant, malgré sa charge radicale, l'érotisme se cache souvent à la vue de tous. Dans la façon dont nous choisissons un poème plutôt qu'un PowerPoint, une promenade plutôt qu'une séance d'entraînement, un silence plutôt qu'un discours. Dans les moments subtils, presque imperceptibles, où nous nous écartons du scénario, annulons une réunion, restons un peu plus longtemps, parlons un peu plus vrai. Ce sont des décisions micro-érotiques : elles ne sont pas ouvertement dramatiques, mais profondément subversives. Elles indiquent à l'individu que la vitalité compte plus que l'efficacité, que la présence l'emporte sur la performance. Au fil du temps, ces petites décisions façonnent une vie qui est belle, et pas seulement supportable ; habitée, et pas seulement vécue. Et c'est là la véritable mesure d'une vie érotique : non pas ce que l'on obtient, mais la profondeur de ce que l'on ressent, l'honnêteté avec laquelle on habite son propre pouls.

Supprimer l'érotisme, c'est renoncer à la passion, mais aussi à l'indépendance. Car qu'est-ce que l'autonomie, sinon la liberté de choisir selon son propre rythme, son propre désir, sa propre vérité ressentie ? Les systèmes de contrôle (politique, religieux, familial) ont toujours cherché à neutraliser l'érotisme, car il ne peut être domestiqué. L'éros menace l'ordre. Il murmure : tu es plus que cela. Tu pourrais partir, tu pourrais vouloir autre chose. Et cela, pour le statu quo, est une hérésie.

C'est pourquoi la récupération de la prise de décision érotique est politique et non personnelle. C'est le refus de vivre selon des modes qui anesthésient l'âme. C'est la révolte du désir, non pas en tant que consommation, mais en tant qu'éveil. Choisir l'érotisme, c'est orienter la boussole de sa vie en fonction de ce qui fait tourner son âme vers la lumière, et non en fonction de ce qui est attendu ou approuvé. Et cela peut être atroce. Car l'érotisme n'offre pas de garanties. Parfois, il nous conduit à la joie. Parfois à avoir le cœur brisé. Souvent les deux, simultanément. Mais il nous conduit toujours dans un endroit réel.

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« L'Apparition » (1876) de Gustave Moreau – cette peinture symboliste représente Salomé confrontée à la vision de la tête coupée de Jean-Baptiste. L'imagerie éthérée et obsédante reflète l'exploration de l’essai sur le pouvoir du désir de perturber et de transformer.

L'érotisme n'est pas toujours gentil. Il peut dévaster. Pensez au mythe de Psyché et d'Éros : son désir de le voir rompt le charme. Il disparaît. Elle doit subir des épreuves impossibles pour le retrouver. L'érotisme séduit, disparaît, exige la dévotion. Il ne dit pas : « Fais-moi plaisir ». Il dit : « Deviens digne de moi ». Parfois, il nous demande d'être seuls. Parfois de recommencer. Toujours, de ressentir plus profondément. Et ce n'est pas une mince affaire.

Par conséquent, que signifie vivre de manière érotique dans un monde conçu pour supprimer l'érotisme ? Cela signifie prendre des décisions qui s'alignent sur votre vitalité, même si elles heurtent votre ego, votre éducation, votre salaire. Cela signifie quitter un travail qui tue votre âme. Lire de la poésie plutôt que des manuels de productivité. Dire « oui » à une conversation qui vous fait peur. Dire « non » à une relation qui vous épuise. Écrire ce fichu livre. Prendre la voie plus difficile parce qu’elle ramène à la maison. Dire « je t'aime » même si ça fait peur. Écouter la petite voix qui dit : ceci - ici même - est important !

Ainsi, la vie commence, non pas une fois, mais encore et encore, au moment où nous nous autorisons à vouloir ce qui pourrait nous ruiner, à risquer ce qui pourrait nous transformer en quelqu’un d’autre, à faire confiance à ce que nous ne pouvons pas nommer mais que nous devons suivre. La décision érotique n'est jamais ordonnée. Elle n'est pas accompagnée d'une carte, mais seulement d'un murmure. Mais si nous écoutons, si nous osons la suivre, ne serait-ce qu'une fois, nous ne sommes plus endormis dans nos propres histoires. Nous redevenons des auteurs. Et à chaque phrase, à chaque abandon, à chaque désordre sacré dans lequel nous choisissons d'entrer, la vie recommence.

Depuis les lignes de faille où le sens commence, à la poursuite de ce qui se défait et se refait, pour l'histoire qui commence là où la certitude s'arrête, dans la désobéissance à l'ennui, et la dévotion au pouls, jusqu'à la ruine qui nous refait,

Tamara


  1. Psyché et Éros sont des divinités grecques. Psyché, initialement une mortelle d’une grande beauté, est aimée en secret par Éros, dieu de l'amour (version grecque de Cupidon), qui l’épouse à condition qu’elle ne cherche jamais à voir son visage ; poussée par la curiosité, elle trahit cette interdiction, ce qui entraîne leur séparation. Après de nombreuses épreuves imposées par Aphrodite, Psyché retrouve Éros et obtient finalement l’immortalité, leur union étant consacrée par les dieux. Voir la page wikipédia

  2. Hédoné, fille de Psyché et d’Éros, est la déesse du plaisir, de la volupté et de la sensualité (page wikipédia